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27/05/2018

l'oeil & la plume ... j'aime la vie

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texte de bruno toméra                                                                                                             collage  jlmi 2014

 

Petite blonde, elle était bien mignonne

cette psychologue, vingt cinq ans à tout casser.

Elle critiquait mon personnage et mon manque

de volonté au cours de cet entretien organisé par

l’ANPE pour un stage de reconversion vers je ne

sais quel hypothétique débouché à l’emploi, emploi

mot magique et purificateur ergoté par tous les

Merlins, enchanteurs des basses classes comme si

crever de quotidien et d’humiliations dans des

emplois sordides pouvaient remplir les fissures de

cette satanée vie. Oui, elle était bien mignonne,

j’admirais cette bouche magnifique, ces dents faites

pour croquer toutes les pommes du diables, ces

lèvres veloutées comme un coulis de framboise.

C’était pitié que d’une telle bouche puisse sortir un

chapelet de conneries si conventionnelles et

entendues. Dans ce théâtre à huis clos chacun tenait

son rôle, moi le paumé à intégrer dans une autre

misère et elle pourfendeuse de feignants et d’assistés

de toutes sortes. Elle m’incendiait de sottises

libérales : prise en charge de soi-même, se forger

une âme de gagnant, je me voyais bien conquérir le

monde en bleu de travail au SMIC sans trop ouvrir

mon clapet à revendications.

Je somnolais aux sons de ces Blablas en

fantasmant sur cette divine bouche. Avait-elle entre

midi et deux après un Mac Donald dégoulinant,

retrouvé un jeune homme carriériste, un vainqueur

comme elle, qui savait lui apporter les satisfactions

d’une vie pleine de promesses, le confort, l’argent

sauveur ; un jeune homme sûr de lui en habit

d’esbroufe genre trois pièces pour épater les cons,

qui pouvait marcher sur la tronche de ses collègues

en toute bonne conscience et écouter tinter les

cloches de l’ambition le revolver dans une main et

un portable dans l’autre, héros imberbe d’un clip

publicitaire pour after shave putride.

Ils avaient bien dû se palucher comme

deux loups Madelinistes affamés en s’arrachant des

couinements d’aise ces deux décalcomanies de

l’époque virtuelle et lézardée, des bécots bien salés,

bien baveux, les mains au panier, dans la culotte

DIM aux merveilleuses teintes acidulées... Merde,

alors... elle lui a peut-être tété le gland à ce

bienheureux, la bouche en O, les doigts qui

couraient sur les burnes et peut-être qu’à l’heure où

elle me saoulait de fadaises économiques, les

spermatozoïdes cavalaient encore dans sa bouche,

s’incrustaient dans la moindre carie de ses molaires,

organisaient un gymkhana, jouaient au toboggan

dans le fond de sa gorge pour crever stupides dans

les sucs digestifs de son estomac, tous cons de

louper l’ovule, un rendez-vous pour rien.

Bernique.

J’en jouissait jusqu’à l’écœurement,

plus moyen de me retenir, je larguais ma purée dans

mon froc et dégueulais les petits blancs acides du

matin sur son bureau, dans mon dossier.

J’étais vert, elle aussi.

- Mais... Mais vous êtes ignoble, igno...

Foutez le camp, dehors, je vous annule,

salaud...

C’était râpé pour ma future entrée dans

le monde besogneux, ce monde n’avait pas besoin de

moi, c’était conclu. Un peu foireux, j’économisais

sur la branlette du soir, la vie est positive, parfois.

Encore quelques années à ramer dans le rien...

 

Vivement la retraite

 

 

26/05/2018

l'oeil & la plume... j'habite ici gare de Lyon

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texte de amina saïd                                                                                                                  collage jlmi  2014
 

J’habite ici gare de Lyon au sous-sol

il dit tu me retrouves quand tu reviens

et sous la cendre des néons soudain

le jour s’achève avant le jour

 

tes yeux m’ont arrêté il dit

meurt une flamme dans sa pupille

et le crépuscule soudain se noie

dans le verre vide de sa bouteille

 

comme moi tu parles plusieurs langues

il dit tu voyages beaucoup

supplice du voyageur immobile

et l’aube soudain meurt avant l’aube

 

je suis né à Jérusalem… il sourit

je suis né au Maroc, Salah, SDF

tu me trouves ici quand tu reviens

et la nuit soudain s’achève avant la nuit

 

trente-deux ans que je vis à Paris

il dit loin des prières de la mère

ténèbres des départs avortés

mer et désert chavirent dans sa mémoire

 

toi aussi tu viens d’ailleurs il dit

et les pierres gémissent d’absence

la terre s’arrête de tourner

jadis oui j’eus aussi un pays

 

on voit à tes yeux que tu aimes ta vie

il dit… rien qu’un sourire solitaire

comme talisman pour l’âme

il reste sept portes à franchir

 

passé les sept portes et les mille et une épreuves

peut-être seront nous délivrés

( si cela peut avoir un sens )

du sud de la folie     de la folie du sud

 

 

in la Douleur des Seuils  coll Clepsydre, éditions de la Différence

  

25/05/2018

l'oeil & la plume... Woolworth, 1954

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texte de raymond carver                                                                                                        collage  jlmi  2014
 
 

 

 

Je ne sais comment ni pourquoi

ça m’est revenu. Mais je me suis mis à y penser

juste après que Robert ait appelé

me disant qu’il arrivait dans quelques minutes

pour qu’on aille aux palourdes.

 

C’était mon premier boulot et je travaillais

sous les ordres d’un dénommé Sal.

Cinquante et quelques années, et

simple magasinier comme moi.

Parti de rien il était

arrivé à pas grand-chose. Mais content

d’avoir un boulot, comme moi.

Il connaissait les rayons du magasin

comme sa poche et il voulait bien

m’apprendre. J’avais seize ans, je travaillais

pour des clopinettes mais j’étais heureux

comme ça. Sal m’a transmis

son savoir. Il était patient

mais faut dire aussi, je pigeais vite.

 

Mon plus grand souvenir

de cette période : quand on ouvrait

les cartons de lingerie féminine.

Les culottes et autres petits machins

moulants. Quand on les sortait du carton

par poignées. Déjà à l’époque,

il s’en dégageait quelque chose

de magnifique et de

mystérieux. Sal appelait ça

« Les dessou-ous », « les dessou-ous ? »

Je le croyais sur parole. Alors pendant un temps

moi aussi j’ai appelé ça : « Les dessou-ous. »

 

Puis j’ai vieilli. Je n’étais plus

magasinier. Et j’ai commencé à prononcer

correctement ce mot français.

Je savais de quoi je parlais !

J’avais commencé à sortir avec des filles

dans l’espoir de faire descendre leurs petites culottes,

de toucher ce tendre petit morceau de soie.

Et quelques fois ça marchait. Seigneur, oui,

elles me laissaient faire. Et leurs culottes

elles étaient vraiment dessou-ous.

Tout en dessous, collées à la peau blanche,

et elles glissaient lentement le long du ventre,

les long des hanches et des fesses,

et des superbes cuisses, glissaient un peu

plus rapidement à hauteur des genoux

puis des mollets ! Atteignaient les chevilles

réunies pour cette occasion. Et tombaient enfin

sur le plancher de la voiture où

on les oubliait. Jusqu’au moment où

il fallait les chercher à tâtons.

 

« Les dessou-ous »

 

Ces adorables filles !

« Le chat s’est caché là-dessous. »

Robert et ses gosses et moi

là sur la plage

avec les seaux et les pelles.

Les gosses ne mangent pas de palourdes.

Il n’arrêtent pas de faire des « Beurk »

ou des « bouah » en voyant les coquillages

dans la pelle pleine de sable,

avant qu’on les jette dans le seau.

Et moi qui ne cesse de penser à Yakima.

Aux sous-vêtements soyeux,

aux dessous qu’elles portaient en dessous

Jeanne et Rita, Muriel, Sue et sa sœur,

Cora Mae. Toutes ces filles.

Des grandes personnes maintenant. Ou pire.

Disons-le : des mortes.

 

 in  là où les eaux se mêlent     ed l'incertain  1993