20/09/2017
l'oeil & la plume... j'oublie de la regarder
La photo de ma mère à son bureau des années 50
est dans ma bourse depuis vingt ans,
le papier brunâtre se décolore,
le bord festonné s’est recourbé puis redressé.
Le col de sa robe est discrètement croisé.
On pourrait croire qu’on l’appelle au loin,
par l’angle que fait son cou.
Elle était la première de la famille à prendre
le bus de Claremont
qui monte la colline pour se rendre à l’université.
A un moment pendant les cours à l’école de médecine,
les étudiants noirs devaient ranger leurs affaires, se lever
et quitter l’amphithéâtre en longeant les rangées de pupitres.
Derrière la porte close, lors d’une autopsie,
les étudiants noirs n’étaient pas censés voir
la peau blanche mise à nue et découpée.
Sous le couteau, sous la peau,
mystère de la ressemblance
dans un monde qui définissait comment noir et blanc
pouvaient se regarder l’un l’autre, se toucher,
ma mère regarde en arrière avec un aplomb intact.
Chaque fois que j’ouvre ma bourse,
elle est là, si familière que j’en oublie
de la regarder.
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19/09/2017
Nouveaux Délits n°58
Voici donc un numéro bilingue, concocté en collaboration avec Laurent Bouisset, qui dirige le site Fuego del Fuego et sa compagne Anabel Serna Montoya, artiste. 60 pages au lieu de 52 pour vous présenter avec un vraiment très grand enthousiasme, quatre poètes guatémaltèques, deux femmes et deux hommes, nés entre 1974 et 1983.
Pour l’édito de ce spécial Guatemala, je laisse la parole à Laurent Bouisset, grâce à qui ce numéro a pu se réaliser et qui a, entre autre, traduit tous les poèmes que vous allez pouvoir lire et, je l’espère, apprécier. Un très grand merci à lui, ainsi qu’à Anabel, sa compagne, qui a réalisé les superbes illustrations. CG
Fuego del fuego. Feu du feu. Je ne me rappelle plus pourquoi le peintre guatémaltèque Erick González a décidé d'appeler notre blog comme ça... Une bière de trop a dû jouer... Pas très sérieux au début, c’est certain. Un peu une blague. Un délire au petit matin d’une nuit de fête sous les volcans... du côté d’Antigua... à moins que ce soit à Pigalle, dans un troquet... Tiens, si on faisait un blog ? Après, ça s’est mis en place à mesure. On a changé de direction souvent. Tordu les lignes, comme on aime tant le faire, en permanence. N’empêche qu’un axe fort est resté : celui consistant à faire passer de l’autre côté de l’Atlantique des textes. Des textes en feu qui n’ont jamais gagné le prix Nobel. Qui n’ont jamais été traduits ni mentionnés ici, au pays des Grandes Lettres et du vin rouge, mais qui enjambent athlétiquement les codes et barrières nationales figés pour nous parler de quoi au juste ? De l’humain face au pire. L’humain esseulé dans sa mouise, face à ses maîtres, avec quand même des différences sensibles : plus de la moitié des Guatémaltèques (sur)vivent au jour le jour très en dessous du seuil de pauvreté, dans l’injustice et l’inégalité terribles d’un pays croupissant sur le podium des plus dangereux au monde, si l’on en croit un classement les plaçant devant la Syrie et l’Irak, juste derrière l’Afghanistan, c’est dire... alors que la France fait plutôt figure de pays riche... pays du Premier Monde blasé où la poésie n’arrête pas de rappeler qu’elle n’est pas morte, c’est bien. C’est même très bien qu’elle ne décède pas. Ce serait encore mieux qu’elle recrache cette froideur. Cette manie formaliste et hermétique de jouer sur la langue en permanence, en oubliant que la langue, c’est la vie. Et la langue sans la vie, c’est du jambon gelé dans du formol. Pas de ça ici. Pas de chichi formel sur Fuego del fuego, ou presque pas. Du réel brut. De la réalité visqueuse abordée par les quatre auteurs aujourd’hui accueillis dans ce Nouveaux Délits spécial Guatemala, merci Cathy ! Merci pour l’espace et l’écoute ! Regina José Galindo, pour commencer sur les chapeaux de roue par de la lutte au corps furieuse et tendre. Luis Carlos Pineda, poète free-jazz, vient nous calmer au fond de rapides en furie où les notes fusent et les corps cherchent l’étreinte au bout de la nuit.
Julio Serrano Echeverría nous parle des migrants cheminant dans le désert (« en n’étant qu’ombre ») après avoir vécu l’horreur sur les trains traversant le Mexique. « Nadies », aurait dit Galeano, l’auteur uruguayen parti en 2015. « Nadies », c’est-à-dire « moins que rien » haïs par Trump, qui, la nuit, rêvent de haricots (présage de pauvreté, selon un dicton latino) ou de baskets neuves, luxe suprême... Et puis Vania... Vania Vargas parlant de la mort, si proche là-bas, à chaque coin de rue (plus de seize homicides par jour en 2010, et ce chiffre enfle...) Vania Vargas peignant la solitude et la voix des fantômes à l’oreille murmurant, tandis que ses poings fragiles cognent le vide. Et voilà que ce numéro se referme déjà... après avoir donné la parole à ces (seulement) quatre poètes nés après 1974. Génération comme on dit d’après guerre (arrivée sur terre juste avant ou, pour l’un deux, en plein milieu du génocide des années quatre-vingt). Pourquoi donc aussi peu ? Pourquoi ne pas en mettre plus ? Rechercher l’exhaustivité n’avait pas de sens... et puis c’est vrai qu’on peut aller se balader sur Fuego del fuego après, si on a encore faim ! Mais quatre, c’est déjà largement assez, quand y pense. C’est déjà quatre mondes assez denses où se tord l’âme et la peau enfle. Certains lecteurs auront peur, c’est possible. D’autres vomiront ou refermeront la revue vite. A la fin de certaines lectures, y en a qui viennent me demander, anxieux : « Pourquoi si noir ? Pourquoi si sombre tout le temps et pas des fleurs ? » Oh ben j’ai rien contre les pâquerettes ! Le printemps des poètes et tout ce délire... J’en vois pas tellement dans les quartiers-nord, c’est tout... J’en vois pas non plus des collines entières dans ce pays traumatisé où les os d’hier trouent la terre encore et crient. Tu voudrais peindre comment le ciel mignon et les pommes bio quand le réel a la douceur d’un matelas de clous rouillés sous ton dos sale ? Les chaussures qu’Anabel a peintes puent la défaite. Trouées, dégueues, râpées, elles gisent. En France, on les jetterait. On irait de ce pas en acheter d’autres. Là-bas, elles marchent. Elles continuent à marcher même usées, parce de toute façon, y a pas le choix. C’est ça ou tomber raide, alors tant pis. Avancer malgré tout. Les poètes qui nous touchent écrivent comme ça. Comme des grolles tabassées par les chemins, les coutures mal en point et tout près de la déchirure finale. Ce qui sort de ce harassement, les jours de fête ? L’émotion... La blue note... Le feu du feu dans les boyaux... Oui, c’est peut-être ça que raconte le nom du blog... C’est peut-être aussi simple que ça, au fond... Placez donc un seau d’eau à vos côtés avant de lire. On sait jamais ce qui pourrait flamber... A très vite. Saludos.
Laurent Bouisset, Marseille, le 13 août 2017
http://fuegodelfuego.blogspot.fr/
AU SOMMAIRE
Délit de poésie guatémaltèque en version bilingue :
Regina José Galindo
Luis Carlos Pineda
Julio Serrano Echeverría
Vania Vargas
Résonances : Rancœurs de province de Carlos Bernatek (Argentine), éd. de l’Olivier, février 2017
Délits d’(in)citations font écho entre ici et là-bas.
Vous trouverez comme toujours le bulletin de complicité tout pimpant au fond en sortant.
Illustratrice : Anabel Serna Montoya
Née à Aguascalientes au Mexique au XXe siècle, elle vit actuellement à Marseille après avoir étudié l’art-thérapie en Espagne et travaillé comme enseignante d’arts plastiques au Mexique. Sa pratique artistique est multiple, allant de la photographie (argentique et sténopé de préférence) à la peinture à l’encre de Chine, en passant par la couture (de ses propres cheveux à même la toile, entre autres...), les ex-voto détournés dans un sens marxiste, le body painting ou encore les installations. Elle aime explorer les textures et les supports pour parvenir à l’émotion. Elle est à l’écoute permanente des autres et surtout des personnes exclues, que ce soit en pleine rue, en milieu psychiatrique ou en prison (les Baumettes à Marseille, par exemple, où elle a travaillé au contact des détenus). Elle aime l’art brut. L’art vital qui dérange et donne du feu. Déteste Facebook. N'a ni blog ni site personnels. Ne vend pas ses œuvres. S’avoue perplexe devant les biennales d’art contemporain (vides et froides souvent à ses yeux). Ses peintres préférés sont Toulouse-Lautrec, Van Gogh, Rivera, Bosch et surtout le Goya des peintures noires (celui qui déchire les carcans et va vers l’ombre). Dernièrement illustratrice d’un livre de poèmes : Dévore l’attente aux éditions du Citron Gare, elle prépare une exposition pour la deuxième nuit de la poésie à Crest, début février 2018 (à suivre).
Deux livres de pâtes de Métis
Une demi-livre de filet d’Espagnol
Cuit et haché menu
Une petite boite de raisins secs dévote
Deux cuillérées de lait malinche
Faire revenir des casques de conquérants
Trois oignons de jésuites
Un petit sachet d’or multinational
Deux gousses de dragon
Une carotte présidentielle
Deux cuillérées de commères
De la graisse d’Indiens de Panchimalco
Deux tomates ministérielles
Une demie tasse de sucre lunette de fusil
Deux gouttes de lave de volcan
Sept feuilles de zizi
(ne pense pas mal, c’est un somnifère)
Mettre le tout à cuire à feu doux
Pendant cinq cent ans
Et tu verras le résultat
Claribel Alegira
(Nicaragua, 1924)
Nouveaux Délits - Octobre 2017 - ISSN : 1761-6530 - Dépôt légal : à parution - Imprimée sur papier recyclé et diffusée par l’Association Nouveaux Délits Coupable responsable : Cathy Garcia Illustratrice : Anabel Serna Montoya Traducteur : Laurent Bouisset Correcteur : Élisée Bec
RAPPEL
Le délit buissonnier n°2 est sorti en juillet
Instantanés
de Myriam OH (Ould-Hamouda)
avec des illustrations de Silvère Oriat
Extrait :
« je me fous du temps qu'il fait
de ce que raconte la une des journaux
de ta manie de parler et y perdre celui que tu es
je me fous de ces combats
qui te font veiller tard ou bien lever tôt
le monde appartient à ceux
qui s'octroient le droit de le quitter un peu
je me fous de la pluie
je me fous du beau temps
de la morale qui frappe à ma porte
je me fous de tes paupières qui tombent
je me fous de l'ombre qui les souligne
pourvu que ton regard brille
assez pour que je m'y envoie en l'air »
Des textes qui bousculent, qui réveillent, qui claquent au vent comme le pavillon pirate de la vérité toute crue, une vérité pleine d'amour pourtant, car on ne peut aimer véritablement que ce que l'on accepte pleinement, sans décorum, sans artifice : la vie, les gens, ces autres nous-mêmes, tels qu'ils sont, tels que nous sommes. CG
44 pages agrafées
tirage limité et numéroté
sur papier recyclé offset 90 gr - couverture calcaire 250 gr
10 € - port offert
À commander à l’Association Nouveaux Délits
Létou 46330 St Cirq-Lapopie
11:28 Publié dans parutions | Lien permanent | Commentaires (1)
l'oreille & la plume... inquiétude grandissante du poète face à la folie d'un sanguinaire monde
00:13 Publié dans l'oreille & la plume | Lien permanent | Commentaires (1)