12/06/2014
l'oeil & la plume : complainte des mendiants de la Casbah & de la petite Yasmina tuée par son père ( fragment XI )
Cependant que
Tous les jours interminablement
Dans le silence
Entre quatre murs, une porte et trois barreaux
Sur une paillasse
Un tueur sale triste et muet
Dans l'ombre
Dort
Déjeune
Dort
Dîne
Et dort
Tous les jours interminablement
Mais le ventre plein, les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
«Savez-vous planter les choux
A la mode, à la mode
Savez-vous planter les choux
A la mode de chez nous...»
Tous les jours interminablement
Jusqu'au matin du
30 Octobre 1951
Où les juges en robe
Se sont frotté les mains
Où les jurés se sont tapés
Sur les cuisses
Où les avocats
Bedonnants
En se trémoussant
Ont crié aux circonstances atténuantes
Où des publics rigolos ont fait des mouvements
Divers
Pour permettre
A un J.P. de chiens écrasés
D'écrire les âneries — qui suivent in extenso et
Bla-bla-bla :
«KHOUNI, ASSASSIN DE SA FILLE
EST SAUVE PAR LE MEDECIN PSYCHIATRE
La nouvelle session de la Cour d'Assises, s'est ouverte hier matin, sous la présidence de M. le Conseiller, assisté de M.. le Conseiller et de M. le Juge M. Au siège du ministère public, M. L'Avocat Général B.
Au banc des Accusés, Khouni Ahmed, un parricide [J.P. «infanticide» magistralement son poulet («Journal d'Alger», 30 octobre 1951)]. Véritable loque humaine, tassé, pâle et maigre, secoué de quintes de toux, cet assassin de 42 ans, en paraît 70 et provoque tout de même un peu pitié, surtout quand on apprend qu'au point de vue mental, il ne vaut guère mieux...
Jusqu'au 20 Octobre 1949, Khouni était mendiant. Sa fille, la petite Yasmina, âgée de 9 ans, l'aidait dans cette délicate occupation. Plus de femme, elle est partie et la police même, n'a pu la trouver. Plus de parents, plus personne.
La misère intégrale : le jour qu'il est arrêté, Khouni et sa fille n'ont mangé qu'un morceau de pain et possèdent une pièce de 5 francs. Et pour compléter ce tableau, il faut ajouter la constitution débile, la maladie pulmonaire et surtout la neurasthénie.
Ce jour-là donc, Khouni et Yasmina descendent la rue Franklin-Roosevelt. Il est 14 heures. Un lourd camion monte lentement et traînant une remorque. Khouni se penche tout à coup et pousse Yasmina. La petite fille roule entre le trottoir et les roues. Le père la saisit à nouveau aux aisselles, court après le camion et pousse encore la fillette sous les roues. Il la maintient même car la petite crie et veut s'échapper. Elle a le bassin atrocement délabré et meurt à l'hôpital quelques instants après, non sans avoir tout de même accusé nettement son père. D'ailleurs il y a cinq témoins, qui sont absolument formels et Khouni lui-même a reconnu tous ces faits en précisant qu'il voulait mettre un terme à cette misère qui les étreint tous les deux. Il ajoute même qu'il avait l'intention de se suicider et qu'il l'aurait fait si on n'était pas intervenu...
Dès qu'il a passé quelques jours en prison, Khouni revient d'ailleurs sur ses déclarations. Il nie, il n'a pas tué sa fille. C'est tout simplement un accident : «Comment peut-on concevoir, répète-t-il, à l'audience, qu'un père veuille tuer sa propre fille?»
L'assassinat cependant ne fait aucun doute, mais un rapport du docteur B., médecin psychiatre, explique cependant toutes les réactions du malheureux qu'il sauve du même coup.
Khouni est caractérisé par une débilité mentale qui le place d'emblée parmi les neurasthéniques et les mélancoliques graves et qui provoque souvent des crises démentielles. Sa responsabilité est très atténuée. Dès qu'il a été en prison et qu'il a eu un traitement matériel tout de même supérieur à celui qu'il avait eu en liberté, Khouni se reprend : il nie contre toute évidence. Réflexe de défense instinctive qui caractérise les neurasthéniques après la crise...
M. l'avocat général B. fait un réquisitoire très modéré et Me N. avec tact, intelligence et sensibilité, laisse parler les faits. Cela suffit aux jurés : ce dément est acquitté. Il ira prendre la place qui lui revient d'office à l'hôpital de Joinville. J.P.»
(d'après, Editions Bouchène, Alger, 1987. N° d'édition 001/87. Dépôt légal 1er trimestre 1987. Re-publié par le n°10 de la revue Albatroz, Paris, janvier 1994).
Source http://albatroz.blog4ever.com/ismaal-aat-djafer-complaint...
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