27/11/2013
l'oeil & la plume : lettre à un vieux poète
cette lettre est un brouillon initial
Tant de beautés n’ont rien pu, sauf de rester là, impuissantes, comme on veille un enfant perdu dans un rêve mauvais ou qu’on chante debout devant les portes closes d’une ville.
Alors chante l’univers, porteur d’étoiles comme autant d’îles sur l’océan sans rivage de l’espace sombre, le nuage parfumé et piquant sur la peau de l’agrume rose de chaque aurore, et l’homme, dans l’épopée de son espèce, dont la voix, jusqu’ci est restée sans réponse, sans échos, même contre le mur admirable de la matière et les temps désertiques de l’âme.
Le dira-t-on un jour le chant impossible ?, et qui ? parmi les enfants de nos faillites, pour le reprendre, même sans espérance ni consolation, mais seulement l’esprit de liberté, ou faudra-t-il attendre d’être morts, nous aussi, pour l’écouter enfin dans la célébration du vivant. Ce chant de tous, ce chant de tout ce que l’on tait, et au-delà de quoi personne n’a pu aller, le dira-t-on, même si l’on sait qu’on n’arrivera pas au bout, mais que le bout déjà est d’être dit ?
La chemise mouillée de la mort colle à la peau, à la poitrine et aux épaules ; elle pèse et fait mal ; et je tremble, et je pleure , et j’ai peur, comme un chien qu’on appelle pour le battre, un cheval qui sent où le sang a coulé dans les rigoles et la poussière quand il pleut et qu’elle ne peut pas danser dans l’air ; comme un ver se tortille sur un désert de pierres, il est dur et difficile d’ôter les hautes bottes des ténèbres, et long de déplacer l’étroite bande molletière des pensées, pour marcher, pieds nus et libre, dans les premières vagues océaniques et stimulantes d e l’âme, et partager l’épisode venteux venu de loin habiter dans les arbres, où font escale la lune, le soleil et beaucoup d’oiseaux migrateurs.
Alors chante le monde, donneur d’images et de sons aux neurones dans la profonde nuit crânienne ; aux pixels comme aux ondes dans les royaumes fantomatiques des écrans et des antennes ; mensonges non voulus par la mémoire qui flânent, fanent et s’effacent parmi les songes sans couleurs, et qu’on brûle, avec les fanes du crépuscule, à chaque automne précipité de la lumière en bordure des jardins où sont posés les ? éparpillés de la musique des astres. Les portes closes de la ville sont tes paupières et ta pensée ; le mauvais rêve, celui de tes peurs et de l’angoisse qui te poursuit d’ignorer tout des chemins de ta venue et tout de ton exode d’exilé sans retour ; car s’il y a des chemins, ils se sont perdus ; et s’il n’y en a pas, comment et où aller, pour quoi faire si ce n’est de suivre ce monde où jamais rien ne reste immobile ni à soi. Chercher un sens est affaire de jeunes. Les vieux savent qu’il n’y en a pas, à part de cultiver le goût de la louange de ce qu’il y a et que le vide ne nous a pas encore pris.
Chante la ville sans nom, qui désormais coiffe la terre de béton, de fer et de verre, et dont au pied des tours on ne voit plus le cercle d’horizon, ni au sommet le dôme à l’orbe sans obstacles d’un ciel inhabité, ou la nuit la voûte constellée sous un voile de lumières électriques et de mauvaises haleines ; chante la ville où sont parqués les peuples, et chante l’espace interdit où, comme le fut aux poissons la sortie des eaux amères, les matières de l’âme prendront possession des territoires sauvages et inconnus du beau, et feront cause commune avec le songe dont ils furent chassés par l’appât du factice, le mâle et la femelle de l’ordinaire mal.
Chante, bien que le poème ne puisse pas grand-chose contre la férocité, la haine naturelles, l’indifférence de l’innombrable, la lâcheté des dieux et des hommes, quand on massacre et laisse mourir des enfants ; à peine l’art et le poème peuvent-ils se montrer où personne ne les attend, où ne demeure plus rien d’autre et où, sans doute, leur rencontre s’avère le dernier sursaut, l’ultime sursis, lorsque la simple jouissance du mystère n’a plus sa place parmi les solitudes fraternelles ; et je regarde avec horreur le travail de la fourmi, des termites et du ver dont la voracité ne laisse que des os, dont se repaît aussitôt la tombe creuse des écrits qu’habillait de bois rares, de velours, de glands tissés, de dentelles et d’armes brodées le catafalque de nos corps. La bergerie laineuse des caresses, sa transhumance dans le bruit des sabots sur la route pierreuse, la manade encocardée des désirs en chemin vers l’arène, le troupeau des pensées à la libre crinière, les mufles humides du songe ruminant et le sexe encorné du plus noir des taureaux, même la meute de loups aux dents de lune n’y feront rien. Nous marchons sur des morts oubliés, nous broutons l’herbe jaunie des aïeux, la repousse, sous nos pieds, de l’herbe tendre vient de nos pères et mères qui déjà jettent aux vents nos semences saisonnières. Nul besoin de rappeler que le moteur et l’énergie sont nos bâtons de pèlerins, les moulins à vent, des moulins à lumière et la besace des galaxies, le chapelet décrypté du génome. Aussi, du lymphe salé de la mer qui encorsette encore nos muscles, du placenta et du plancton laissés loin derrière la houle du ventre et du phlegme brumeux de l’aube, fille de la nuit aux aréoles géantes et du matin à la verge abondante d’étalon, je te salue, poème !
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