05/05/2017
l'oeil, l'oreille & la plume... Prévert & Reggiani
                                                                                                         
une mise en images et en sons de Jade Or
L’effort humain
 n’est pas ce beau jeune homme souriant
 debout sur sa jambe de plâtre
 ou de pierre
 et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
 l’imbécile illusion
 de la joie de la danse et de la jubilation
 évoquant avec l’autre jambe en l’air
 la douceur du retour à la maison
 Non
 l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite
 un autre sur la tête
 et un troisième sur l’épaule gauche
 avec les outils en bandoulière
 et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
 L’effort humain porte un bandage herniaire
 et les cicatrices des combats
 livrés par la classe ouvrière
 contre un monde absurde et sans lois
 L’effort humain n’a pas de vraie maison
 il sent l’odeur de son travail
 et il est touché aux poumons
 son salaire est maigre
 ses enfants aussi
 il travaille comme un nègre
 et le nègre travaille comme lui
 L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
 l’effort humain n’a pas l’âge de raison
 l’effort humain a l’âge des casernes
 l’âge des bagnes et des prisons
 l’âge des églises et des usines
 l’âge des canons
 et lui qui a planté partout toutes les vignes
 et accordé tous les violons
 il se nourrit de mauvais rêves
 et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
 et comme un grand écureuil ivre
 sans arrêt il tourne en rond
 dans un univers hostile
 poussiéreux et bas de plafond
 et il forge sans cesse la chaîne
 la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
 la misère le profit le travail la tuerie
 la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
 la terrifiante chaîne d’or
 de charbon de fer et d’acier
 de mâchefer et de poussier
 passée autour du cou
 d’un monde désemparé
 la misérable chaîne
 où viennent s’accrocher
 les breloques divines
 les reliques sacrées
 les croix d’honneur les croix gammées
 les ouistitis porte-bonheur
 les médailles des vieux serviteurs
 les colifichets du malheur
 et la grande pièce de musée
 le grand portrait équestre
 le grand portrait en pied
 le grand portrait de face de profil à cloche-pied
 le grand portrait doré
 le grand portrait du grand divinateur
 le grand portrait du grand empereur
 le grand portrait du grand penseur
 du grand sauteur
 du grand moralisateur
 du digne et triste farceur
 la tête du grand emmerdeur
 la tête de l’agressif pacificateur
 la tête policière du grand libérateur
 la tête d’Adolf Hitler
 la tête de monsieur Thiers
 la tête du dictateur
 la tête du fusilleur
 de n’importe quel pays
 de n’importe quelle couleur
 la tête odieuse
 la tête malheureuse
 la tête à claques
 la tête à massacre
 la tête de la peur
Extrait de Jacques Prévert, Paroles, Paris, Gallimard, 1946.
Merci à http://dormirajamais.org/ pour le texte
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