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16/10/2017

l'oeil & la plume... le rêve nu

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texte de Astrid Manfredi  ©2016                                       Edward Hopper Eleven AM - 1926

 

Il est tôt. Le crépuscule du matin. Ma vie se faufile entre les ombres. Mon cœur bat lentement décidé à prendre du repos. Je n’en perçois plus le va-et-vient. Peut-être s’est-il arrêté sans que je m’en aperçoive ? Morte vivante. Il fait froid dans la chambre d’hôtel. C’est l’hiver. C’est New-York. Les néons sont insomniaques. Les tours sont emmitouflées d’acier et de verre.  On dirait qu’elles pleurent. Pas un chat dans l’impasse de l’aube. J’ai chaud aux pieds. Je n’ai pas oublié mes chaussons. Prendre soin de mes extrémités. J’ai envie de pleurer mais ça ne sort pas. C’est un chagrin compact, ancien, sec comme un vieux morceau de Corned-beef. J’ai pris du poids. Un bourrelet disgracieux sur l’abdomen, de la cellulite sur les cuisses. Trop de tout. De graisse, de sucre, de vide. Le tissu du fauteuil miteux où je suis installée me pique les fesses. J’ai la flemme de changer de place. Au moins est-il est face à la fenêtre. Je pense à maman. A sa maladie. A ce truc dans son ventre qui la ronge. Parait que c’est héréditaire. Ce n’est pas gai les gènes. J’attends le lever du soleil. J’attends le bruit du camion qui livre le lait. Il est 5h30 du matin. Je n’ai plus de frissons.  Les chansons mentent. Je pense à demain, à ce nouveau boulot.  Hôtesse de jour. Sourire, rouge à lèvres, tailleur cintré. Pas envie d’être aimable. Je sens le poids de mes cheveux. Ils sont épais et roux, comme ceux d’une irlandaise. Est-ce que je suis irlandaise ? Est-ce que mes ancêtres arpentaient la lande pour se rendre à la messe ? Non je ne crois pas. Je ne sais pas d’où je viens. A quoi bon ? J’ai envie d’un café. Un costaud bien serré qui met l’estomac en vrac. J’aperçois un type, il siffle, c’est le livreur de journaux. Il a l’air heureux de porter ses mauvaises nouvelles. Que cette chambre est moche. Que cette ville fait du bruit pour assourdir l’épouvante des âmes. J’ai envie d’une fenêtre qui s’ouvre sur la mer. Je veux du cobalt. Oh un oiseau ! Il s’est posé sur le rebord d’une fenêtre mitoyenne. Il me toise de son œil jaune. Quel aplomb. Le même que tous ces types qui s’imaginent que je vais coucher gratis avec eux quand ils m’ont offert un verre. Il prend son envol et ses ailes se déploient sans envergure. C’est un oiseau des villes et il a compris qu’il n’était pas le bienvenu. Je crois que maman va mourir. J’ai peur. Peur du monde sans elle. Je suis nue. Elle m’embrasse, elle sent le tabac blond et la poudre de riz. Mes paupières sont lourdes comme le ciel. J’ouvre la fenêtre. Air de glace. C’est l’hiver. C’est New-York. Sauter …

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15/10/2017

l'oeil & la plume... on n'a jamais su pourquoi

 pénélope.jpg
texte de pénélope corps  ill. jlmi 2017

 

 

 

Je me souviens de cette fille au lycée

Violette

ceinture dorée

collants troués

toujours un petit miroir à portée de main

captée par tous les discours

amatrice d’étiquettes

c’est rassurant au fond elle disait

d’être une petite salope

un bon remède à l’anonymat

un bon moyen de ne pas disparaître

 

elle voulait tout

mais trouvait pas souvent

elle enchaînait
les plans galère
les plans cul
les plans sans rien derrière

avec l’école la police les mecs

c’étaient les meilleurs moments de sa vie il paraît

et elle dessinait ça au compas à l’intérieur de ses cuisses

elle pouvait pas être parfaite

alors elle visait l’abjection Violette

 

des fois dans les toilettes

elle faisait des crises

elle tombait d’un coup

et se crispait à en devenir laide

au point que personne voulait voir ça

à ce point-là

un jour le SAMU l’a emmenée

alors on l’a revue au crématorium Violette
enfin juste ceux qui voulaient 

et sa mère n’était pas là

on n’a jamais su pourquoi

 

14/10/2017

l'oeil & la plume... le dire

 le dire.jpg
texte de murièle modély                              ill. jlmi 2017

 

 

Il avait grincé entre ses dents Fourre-toi ça dans le con, elle n’avait pas réagi. Il lui avait jeté son sac à la figure, elle n’avait pas cillé. Elle avait ramassé le sac et l’avait suivi.       

Elle allait vite. Malgré ses pieds nus, elle n’avait aucun mal à garder le rythme. Les graines de filaos mordaient la plante des pieds plus fort qu’une colonie de fourmis rouges. Quand il accélérait, elle accélérait d’autant. Elle voyait les grosses gouttes de sueur couler sur son cou tendu. Elle, elle transpirait à peine, même si l’odeur forte qui montait de ses aisselles témoignait de l’effort soutenu. C’est qu’elle le suivait depuis longtemps. Une heure ? Deux heures ? Combien de temps au final ?


Ils s’étaient retrouvés comme chaque après midi en bord de mer. Elle était la seule fille dans la bande. Les gars ne l’aimaient pas, mais acceptaient sa présence parce que c’était elle qui ramenait les bières. Elle qui n’avait pas peur de passer au nez et à la barbe des gros bras du Jumbo pour subtiliser un pack ou deux pendant la livraison des marchandises du petit matin. Non pas qu’elle soit particulièrement discrète ou agile, elle courait juste très vite.

Elle avait toujours couru vite. Elle n’avait pas grand-chose à elle, pas grand chose dont elle put être fière, à part ses deux pieds vieillis avant l’âge à force de fuir des menaces imprécises du matin jusqu’au soir. Deux pieds que le sable, la terre, et le temps, avaient recouvert d’une corne épaisse d’un brun indéfinissable.    

Ils ne l’aimaient pas, sauf lui qui l’aimait un peu. Peut-être. Ou qui faisait semblant. Elle s’en fichait au fond. Dans le quartier, elle était la seule qui fréquentait des zoreils. La seule qui pouvait dire, si quelqu’un le lui avait rien qu’une fois demandé, qu’elle avait couché avec un blanc. Qu’elle avait vu la queue flasque, et pâle, et triste, d’un blanc. Il bandait mou, mais bandait pour elle.  

La nuit dans son lit, la main contre sa bouche, elle retenait un rire pour ne pas réveiller sa petite sœur allongée contre son flanc. Pour ne pas donner raison à son aînée qui la regardait, depuis qu’avait commencé cette pitoyable histoire, avec un air désapprobateur et une moue de mépris de plus en plus marquée.        


Ils avaient éclusé une quinzaine de canettes à eux quatre, quand elle avait décidé de lui dire. Il faisait chaud, les alizés n’atténuaient pas la moiteur de l’été austral. Ils étaient allongés sur le sable, étourdis d’alcool et de soleil, quand elle lui avait dit. Il riait bêtement, sa bouche mince largement ouverte sous les rayons violents, quand elle avait murmuré au creux de son oreille. Il n'avait pas compris, des mots semblaient manquer, et la phrase incomplète restait suspendue devant ses yeux fébriles. Il ne comprenait pas. La couleur de peau n’était pas le seul obstacle entre eux : ils ne parlaient pas la même langue. Cela ne datait pas d’hier et cela n’était pas sur le point de s’arranger.

Il l’avait regardé interdit, puis lui avait montré la bouteille en bafouillant dans une pluie de postillons Fourre-toi ça dans le con. Sa phrase aussi n’avait aucun sens, il le savait. D’ailleurs elle était restée impassible, sûre d’elle et du fait que sa peur ne le sauverait pas. 

Alors, ironie de la répétition d’une histoire inversée, il s’était levé pris de panique, et s’était mis à courir. Droit devant. Sans un regard en arrière ou presque. Kroi pas ou sa chaper, mounoir… il l’entendait la petite litanie créole dans sa respiration bruyante de femme lourde. Au début, il lui avait lancé des poignées de sable, comme si cette terre qu’il ne connaissait pas avait le pouvoir de ralentir la traque, comme si l’île - la bienveillance même pour ses airs conquérants, avait le pouvoir d’arrêter cette espèce de rouleau compresseur. Ou sa ou kroi ou sa kachette ? Il voulait échapper à cette fille, à ses cheveux crépus, sa bouche lippue, ses seins énormes qu’il tétait avidement la veille encore, sa peau luisante comme la nuit qui étendait avec ses quelques mots, son ombre monstrueuse sur son corps en sueur.       


Il avait quitté la plage, avait pris la route pentue qui menait vers les hauts. Un point de côté lui coupait parfois le souffle et l’arrêtait brutalement : il n’avait pas l’habitude des chemins escarpés. Il ramassait un caillou, un galet, puis le lançait aveuglément vers elle. Parfois il la touchait, d’autres fois non. Des filets de sang coulaient au fur et à mesure sur ses joues et ses bras. Mais elle ne bougeait pas sous les projectiles, elle attendait juste qu’il recommence à courir, que chacun retrouve, au bon moment, sa place.      

Ils étaient dans l'île, condamnés à tourner en rond. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à cette histoire, la leur, la sienne. Que connaissait-il au marronnage, hein ? Rien ! Il n’avait pas inscrit dans la peau l’endurance, que les dangers et les manques avaient inscrite dans la sienne. Peau trop pâle, pieds trop faibles. Il suffisait d’attendre, oui. Elle le lui avait dit. Et cette phrase qu’il ne voulait pas comprendre, finirait par pénétrer sa chair aussi sûrement que les mailles de la chaîne entravant leur course sans issue.